Un jeune chanteur, une jeune chanteuse doivent posséder une solide dose de courage et un blindage moral à toute épreuve pour s’exposer dans l’arène de l’art lyrique, mais c’est le prix à payer pour devenir un jour, qui sait, une Divine, ou un Divin (bien qu’on utilise rarement Diva au masculin). Ici, pas d’œil noir qui menace l’artiste, mais les oneilles impitoyables des aficionados du chant qui analysent chaque note et chaque inflexion de voix. Beaucoup de sectateurs, parmi ces spectateurs. Ils décernent (rarement) quelques éloges dithyrambiques et excessifs, et beaucoup plus souvent de féroces et méchantes critiques. Dans certains endroits, il est du dernier chic de dire : J’ai entendu Dessay la semaine dernière à Bastille, mon cher ! Quelle merde ! Il est à parier que personne n’osera contredire le pontifiant qui, comme les eunuques, sait comment il faut faire et qui est souvent d’autant plus péremptoire qu’il est incompétent. Certains ne vont à l’opéra que pour avoir le plaisir enfantin de siffler. On s’amuse comme on peut.

 

Au Bar du Commerce, devant le petit noir du matin, on refait le match de football de la veille. Au café lounge bar branché, devant le scotch du soir, on refait entre amateurs l’opéra de la semaine précédente. Pauleta n’a pas été excellent dans le jeu aérien, et le pauvre Alagna, décidément, ne saura jamais chanter correctement. Le chanteur lyrique devient un athlète dont on évalue les performances et dont on relève impitoyablement les faiblesses. La musique n’est qu’un prétexte. Sur l’affiche, le nom de l’interprète est parfois double en hauteur de celui du compositeur. Il y a une bonne dose de cirque dans cet opéra. En retenant leur souffle, beaucoup de spectateurs espèrent (secrètement) que le trapéziste va se casser la gueule en exécutant sa triple pirouette. Dans leur fauteuil de velours rouge, beaucoup de spectateurs espèrent (secrètement) que le ténor va foirer son contre-ré. Mais le spectacle continue.

 

Deuxième volet de ces Victoires de la Musique Classique 2009, la catégorie Révélation artistique lyrique. Ici encore, trois candidats sont proposés à nos suffrages : le ténor Sébastien Guèze, la basse Yuri Kissin et la soprano Karen Vourc’h. On pourra les écouter sur cette page :

Victoires de la musique

 

Le répertoire est celui de l’opéra du XIXe siècle, de Gounod à Verdi en passant par Rossini, Bizet et Massenet, la plus jeune de ces vieilles barbes, un gamin mort il y a seulement 97 ans. Agréable surprise, une mélodie de Grieg chantée par Karen Vourc’h vient quasiment apporter une note de variété dans ce musée du chant bourgeois. Je ne dis pas qu’il ne faut plus chanter Gounod ou Verdi, mais je trouve un peu triste que la carrière d’un jeune interprète doive forcément, aujourd’hui encore, passer par cette case. Et qu'on risque, à l’avenir, d’enregistrer et de réenregistrer toujours plus de Verdi, de Rossini ou de Gounod alors que tant d’œuvres du XXe siècle restent à découvrir.

 

Oyons le ténor Sébastien Guèze. J’avoue un a priori favorable car sa fiche de présentation indique qu’il est Ardéchois, et j’ai également pas mal de sang ardéchois dans les veines. Il nous propose comme première œuvre la Cavatine du Roméo et Juliette de Gounod, Ah, lève-toi, soleil. Son physique agréable et son allure juvénile en font un Roméo crédible.

 

Les quatre premières notes, Ah lève-toi sont agréables. La cinquième me pose déjà un problème. Je suis pris d’un doute sur ce soleil. Y a-t-il deux notes différentes, ou une seule ? Pour ma part, j’en entends deux. Le recours à la partition m’indique qu’il devrait n’y en a qu’une. Alors pourquoi ce soleil vire-t-il du fa au mi bémol ? Ce n’est pas bien grave, disons que c’est un soleil qui se voile un peu. Et puis, si je commence à examiner chaque note au microscope, je vais vite devenir comme ces maniaques dont je me moquais quelques lignes plus haut.

 

Il n’empêche que Sébastien Guèze montre vite ses limites. Je n’aime pas cette façon d’arracher le si bémol aigu de Parais avec un geste de lutteur de foire pour bien montrer au public ébaubi à quel point c’est difficile, et j’aime encore moins le pianissimo qui suit avec une désagréable voix de gorge qui n'est plus affranchie, vu qu'elle a perdu son timbre. Quant à la dernière note, le Parais ! indiqué pianissimo par Gounod et braillé par Sébastien Guèze (mais il n’est pas le seul à le faire), elle me révolte, tout simplement. Évidemment, c’est bien plus difficile, et bien moins spectaculaire, d’émettre une jolie note filée aiguë pianissimo qu’un coup de gueule fortissimo. Servir la musique, se mettre en retrait derrière l’oeuvre et respecter les souhaits du compositeur, ou se servir de la musique pour faire la vedette et arracher les applaudissements du public avec un gros tzim boum boum, tout est là. Mettons tout de même à l’actif du garçon sa diction parfaite qui nous change agréablement des accents italiens ou espagnols à couper au couteau.

 

Sébastien Guèze fait très fort en nous proposant ensuite La donna è mobile, du Rigoletto de Verdi, c'est-à-dire un rôle complètement opposé. Il faut être un chanteur émérite pour passer du ténor lyrique demi-caractère au ténor dramatique lyrico-spinto. Et il faut être un acteur consommé pour oser faire ainsi le grand écart entre le candide, pur et ardent Roméo et le libertin débauché duc de Mantoue, grand coureur de prétentaine et trousseur de jupons. Notre chanteur a beau prendre un air canaille et s’appuyer avec désinvolture sur le bord du piano, on n’y croit pas une seconde. La chanson est interprétée trop vite à mon goût, ça braille autant que ça chante. Les personnages de Verdi exigent une grande épaisseur de personnalité. Sébastien Guèze n’a pas la dimension cynique et désabusée qu’on attend d’un homme qui a fait le tour des plaisirs et n’espère plus grand-chose de la vie. Dans cinq ans peut-être, avec une voix éclatante et incisive, mais un peu épaissie par les plaisirs et la boisson, il deviendra un macho suffisamment convaincu pour faire un duc de Mantoue crédible.

 

Yuri Kissin respire la sympathie. On a envie de lui payer un pot, et l’on se dit qu’on ne doit pas s’embêter avec lui. Il nous propose le célébrissime Air de la Calomnie du Barbier de Séville de Rossini. C’était ça ou le Largo al factotum, le Figaro-ci, Figaro-là aussi incontournable que la Lettre à Elise dans les auditions de jeunes pianistes ou Jeux interdits dans celles des guitaristes en herbe. Yuri Kissin a l’habitude de la scène, c’est évident. Il y est à l’aise, bon comédien, il occupe l’espace, il joue autant qu’il chante et sa voix de basse ample et profonde surprend agréablement. Il a d’ailleurs descendu d’un ton cet air qu’il chante en do. Pourquoi pas ? Ça passe fort bien. J’aurais aimé davantage de crescendo entre le Piano, piano, terra terra, sottovoce, sibilando et le colpo di canonne, j’aurais aimé davantage de tension pour évoquer la progression de la rumeur, d’abord simple ruisselet, qui enfle, se propage, se fortifie, s’exagère de bouche en bouche, pour devenir le torrent qui emporte tout sur son passage avant d’éclater enfin comme un coup de canon. Yuri Kissin attaque peut-être son air trop fort et ne dispose plus de la marge nécessaire. Mais cela serait sans doute plus facile avec un orchestre.

 

On connaît surtout la Jolie fille de Perth de Bizet par la suite pour orchestre que le compositeur en a tirée, et notamment par la Danse bohémienne. L’opéra, composé sur commande sur un livret de Vernoy de Saint-Georges et d’Adenis d’après un roman de Walter Scott n’a pas connu un grand succès. Et pourtant, l’œuvre n’est pas dénuée d’intérêt, et la scène que chante Yuri Kissin est certainement l’une des plus intéressantes. Voici ce qu’en disait Camille Bellaigue : Jamais un musicien, que je sache, avant ou depuis Bizet, n’a traité une scène bachique avec cette âpreté, cette grandeur shakespearienne. Les couplets, déjà sombres pourtant, d’Hamlet, dans le bel ouvrage de M. Ambroise Thomas, ont l’air d’un toast de fête à côté de cette libation sinistre, de cet appel sauvage à l’ivresse meurtrière bénie de tout souvenir et de toute douleur.

Plus d’italianisme ici, plus de formule ; au lieu d’un orchestre élégant, un orchestre terrible : des notes cuivrées qui font penser au Weber de la Fonte des Balles. La scène a jailli d’un seul jet, et d’un jet de feu. Pour la première fois Bizet est lui tout seul, et lui tout entier (Camille Bellaigue dans la Revue musicale 10/1889 à 10/1890).

 

Yuri Kissin se sort honorablement de cette beuverie, malgré quelques graves un peu incertains, mais après tout, il est censé être ivre mort, on peut lui pardonner d’avoir un peu de flou dans l’intonation. Que celui qui n’a jamais été bourré lui jette la première tomate (un trait de grenadine, trois centilitres de Ricard et pas trop d'eau pour ne pas noyer le breuvage). La référence pour moi restera tout de même José Van Dam.

 

La troisième cantatrice proposée à nos suffrages est la soprano Karen Vourc’h. La robe est tout à fait charmante, c’est déjà bien. La voix est belle, j’aime ce vibrato ample qui suscitera d’interminables querelles entre les adeptes et les allergiques, mais c’est comme ça, j’apprécie beaucoup les voix qui vibrent, même si ce n’est pas vraiment à la mode et dans l’air du temps.

 

La mélodie de Grieg, Jeg elsker Dig (ce qui signifie tout simplement Je t’aime en danois, c’est toujours bon à savoir lorsqu’on veut lever une minette à Copenhague), extraite des Hjertets Melodier (Les mélodies du cœur) opus 5, sur des textes d’Andersen, est une pièce très courte dont on trouvera le texte français ici :

http://www.recmusic.org/lieder/get_text.html?TextId=37792

 

Il s’agit d’un crescendo poco accelerando qui trouve son apogée sur le dernier Jeg elsker dig. Autant dire qu’on n’a guère le temps de traîner pour emporter l’adhésion du public. C’est une excellente idée d’avoir choisi une pièce qui sort du répertoire du grand opéra, mais on l’aurait souhaitée un peu plus longue pour pouvoir se faire une meilleure idée.

 

L’air Adieu notre petite table du Manon de Massenet me laisse dubitatif. Je ne suis que faiblesse et que fragilité, c’est effectivement l’impression que j’ai ressentie. L’ensemble me paraît assez terne, j’ai l’impression que Karen Vourc’h est ailleurs, elle a l'air préoccupée. Les notes aiguës sont incertaines, souvent un peu trop basses, la voix bouge. Grosse fatigue ? Problèmes d'argent ? Déception sentimentale ? Quoi qu’il en soit, cela ne me fera pas oublier Nathalie Dessay ou Maria Callas.

 

Alors, une fois encore, puisqu’il faut choisir, je donne ma voix sans hésitation à Yuri Kissin, avec une très large avance. Et j’avoue être tout de même un peu déçu par le niveau assez moyen de la compétition. Mais évidemment, vous n’êtes pas obligés de partager ce point de vue.