Le fils du barbier me rase, je n'y peux rien. Pourtant, on ne pourra pas me reprocher de n'avoir pas essayé. Cent fois, mille fois, je me suis attelé à la tâche, je me suis installé dans mon fauteuil le plus confortable, concentré, plein de bonne volonté, bien décidé à percer coûte que coûte ce mystère. Las, très vite mes paupières s'alourdissent, mon esprit se met à vagabonder, il faudrait que je change le joint de ce robinet qui fuit, j'ai oublié de rappeler la banque, surtout ne pas oublier d'acheter du café, il faudra que je change le joint de ce café qui fuit, j'ai oublié de rappeler mon robinet, et je tombe dans une douce somnolence, anesthésié par ce violon qui n'a rien à me dire et ces phrases musicales qui ne font pas grand chose pour me surprendre. Vingt minutes de sa musique agissent plus efficacement sur moi qu'un comprimé de Stillnox.

Son apport à l'évolution de la musique est incontestable. Il fixa les formes du concerto de soliste, même s'il n'en fut pas l'inventeur : avant lui, Torelli avait déjà utilisé la coupe en trois mouvements, rapide, lent, rapide. Ses sinfonies préfiguraient les symphonies classiques et annonçaient Carl Philipp Emmanuel ou Jean Chrétien Bach. Ses modulations du majeur au mineur, ses hardiesses harmoniques, l'utilisation des accords de 9ème ou même de 11ème devaient avoir un aspect résolument moderne en 1720. Il est d'ailleurs faux de prétendre qu'il ne fut pas reconnu en son temps. Il souleva l'enthousiasme en Europe, Corrette écrivit un Laudate Dominum sur ses Quatre Saisons et Bach transcrivit plusieurs de ses concertos. Néanmoins, ce ne sont pas ces apports théoriques, largement ignorés du grand public, qui peuvent expliquer aujourd'hui cette frénésie de Vivaldi. Bien d'autres apportèrent des contributions décisives à l'écriture musicale et ne sont pas utilisés en fond sonore sur les répondeurs téléphoniques (celui de la Mairie de Paris avec son Printemps nasillard et couinant est un modèle de bon goût municipal) ou en sonnerie sur les téléphones portables. Non, décidément, il y a un mystère Vivaldi.

Je tombe sur une phrase d'Antoine Goléa écrite il y a plus de 30 ans : Aujourd'hui, des tonnes de disques chantent la gloire de Vivaldi, et il suffit d'afficher un programme Vivaldi pour que se remplisse une salle. C'est une mode qui passera comme les autres et on s'apercevra à quel point un Corelli et un Tartini ont un génie autrement divers et profond que ne le sont le talent et la facilité de Vivaldi. La prophétie ne s'est pas réalisée, puisque la maison d'édition Naïve a initié un projet monumental d'enregistrement des manuscrits inédits du Prêtre roux conservés à la bibliothèque de Turin. Projet prévu sur 15 ans, qui promet de faire couler beaucoup d'encre et de générer de confortables profits. 300.000 coffrets de la première livraison auraient déjà été vendus, ce qui est un chiffre pharaonique pour de la musique classique. Rappelons que l'immense majorité des nouveaux disques n'atteint pas 1.000 exemplaires, et que la plupart sont vendus à moins de 500 ex. Un disque classique qui dépasse les 3.000 exemplaires écoulés constitue un véritable exploit dans le milieu de l'édition. Le record des ventes reste à ce jour à Jordi Savall à la viole de gambe pour la musique de Tous les matins du monde, vendue à environ 1 million d'exemplaires. Lequel Jordi Savall collabore d'ailleurs au programme de Naïve. On ne s'en plaindra pas, c'est un musicien d'exception.

Il faut regarder les photos que Naïve a utilisées pour les couvertures de ses Cds pour mieux comprendre sa démarche marketing. Elles conviendraient parfaitement pour promouvoir des parfums ou des sous-vêtements haut de gamme.
http://www.aptlymedias.com/atena/fr/edition.html

Vivaldi s'y décline comme un produit de luxe, il prend sa place à côté de Dior, Chanel, Louis Vuitton, Rolex, Gucci ou Prada. Il ne déparera pas sur la (petite) étagère culturelle de Nicolas Sarkozy. La culture est traditionnellement austère et l'exhumation de paperasses vieilles de presque trois siècles risquait de ne concerner qu'un public de vieilles barbes spécialistes, forcément limité. Il fallait éviter que la pièce de musique devînt une pièce de musée, il était nécessaire de lui donner un look moderne à l'usage des jeunes cadres et des bobos, généralement assez incultes musicalement, mais très sensibles au statut social. C'est pourquoi la communication de Naïve n'est pas principalement axée sur la musique elle-même, mais insiste davantage sur l'aspect luxueux du produit, avec des photos inédites de Venise dans un format 30 x 30. The Vivaldi Edition Operas #01 comprend 27 CD, 1 DVD bonus et 2 livres totalisant 208 pages au prix unitaire de 180 Euros TTC. Démarche opposée à celle de la maison Brilliant, qui propose régulèrement des coffrets de 100 Cds ou plus pour des prix dérisoires (on trouve désormais le coffret Mozart de 170 Cds à moins de 60 euros, et un coffret Vivaldi de 40 Cd à moins de 40 euros). Chez Naïve, on offre relativement peu pour assez cher. Brilliant, c'est l'eau de Cologne, Naïve, c'est 5 de Chanel.
http://www.vivaldiedition.com/

Il y a tout de même là-dedans, comme disait Don Juan, quelque chose que je ne comprends pas. Qui, à part quelques allumés, pourrait bien avoir envie d'écouter une cinquantaine d'opéras baroques, certainement très bien écrits, mais aussi loin de nos préoccupations actuelles ? Pourquoi Vivaldi devient-il ce symbole de la Grande Musique, et qu'est-ce qui, dans son oeuvre, peut expliquer cet engouement ? Ou plus simplement, qu'est-ce qui, à notre époque, fait qu'on va chercher une émotion esthétique chez des compositeur morts depuis trois siècles alors que personne n'écoute les créateurs contemporains ? Je tombe également sur un Vivaldi Universel,
http://www.lefanal.fr/spectacles_prog.cfm?id_fiche=318&lemois=02

commande du Rhino Jazz Festival qui utilise astucieusement les Quatre Saisons dans une démarche écologiste :  Le Livret "Les Arrières Saisons" composée de voix de 7 à 78 ans qui disent, témoignent ou lisent les Saisons - lectures à partir d'écrits d'Ahmadou Kourouma, de Charles Beaudelaire et surtout d'extraits du Troisième Rapport d'évaluation du Groupe de Travail I du Groupe d'Experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) intégrant les nouveaux résultats des cinq dernières années de recherche sur les changements climatiques.

Décidément, simple phénomène de marketing ou réelle et formidable modernité qui m'a quelque peu échappée, je le confesse, il y a bel et bien un mystère Vivaldi. Je vais une fois de plus m'installer dans mon fauteuil le plus confortable, concentré, plein de bonne volonté, bien décidé à percer coûte que coûte ce mystère. Las, j'ai bien peur que, très vite, mes paupières ne s'alourdissent, que mon esprit ne se mette à battre la campagne, il faudrait que je change le joint de ce robinet qui fuit, j'ai oublié de rappeler la banque, surtout ne pas oublier d'acheter du café, il faudra que je change le joint de ce café qui fuit, j'ai oublié de rappeler mon robinet, surtout, ne pas oublier..